Vivre et travailler dans une communauté Emmaüs nous confronte tous les jours à de nombreux paradoxes.
Le premier de ces paradoxes est humain : comment se fait-il, quand on mesure les coûts énormes de l’action sociale et du contrôle social cumulés que les hommes et les femmes qui trouvent refuge dans nos communautés, grandement exclus du système parviennent non seulement à vivre de leur travail, mais encore à dégager une action solidaire, concrète, quotidienne sans ponctionner un euro à l’Etat ou aux collectivités locales.
Nous sommes ou nous avons tous été à un moment considérés comme les derniers des derniers et à ce titre, perçus comme des charges. Or c’est ici le contraire qui se produit : pas de RSA ou d’emploi aidé, pas de subvention ni d’accompagnement spécialisé et couteux.
Cela ressemble un peu à ces jeux de cour de récréation où les capitaines autoproclamés choisissent tour à tour ceux qui auront le droit de jouer dans leur équipe. A la fin, il en reste toujours un petit groupe, mal fagoté, différent dont personne ne veut. Quand ce groupe se constitue en équipe et remporte des victoires, capable d’exister par lui-même, cela prouve deux choses : que dans l’exclusion et la différence, il y a du courage et du talent bien sûr, mais aussi que c’est dans le choix des élites que se concentre une grande partie de l’erreur. L’Abbé Pierre le savait bien qui notait qu’elles avaient été formées par et pour un système. Nous ne pourrons peut-être pas changer le monde mais nous pouvons tout au moins témoigner que d’autres manières existent et qu’elles sont viables !
Le second paradoxe est matériel : notre modèle économique repose sur la récupération et la valorisation d’objets de seconde main. C’est le levier sur lequel l’Abbé Pierre s’est appuyé pour développer l’action sociale du Mouvement Emmaüs : des vêtements, des livres, des jouets et des meubles pour pouvoir dégager des ressources permettant d’accueillir et de soulager des détresses. C’est encore vrai aujourd’hui, mais c’est aussi ce qui nous permet d’être des acteurs de premier plan sur une des questions majeures du XXI° siècle : l’écologie. Tout ce qui continue à vivre, même de façon détournée n’a pas besoin d’être produit à nouveau ou détruit et ne pèse pas sur notre écosystème fatigué.
Une vieille sentence dit que l’homme de talent est l’archer qui atteint une cible que les autres ne peuvent pas atteindre, et que l’homme de génie est celui qui atteint une cible que les autres ne peuvent pas encore voir. L’Abbé avait du talent bien sûr, c’est reconnu et il a été aimé pour cela. Une partie de son génie réside dans ce qui l’a dépassé lui-même et qu’il n’avait pas prévu : la dimension écologique de son œuvre.
Le troisième paradoxe est social : nous allons dans les mois qui viennent développer la communauté, construire des chambres supplémentaires à Bourges et aller à Vierzon où une population a besoin de notre action. Or c’est un lieu commun mais qui garde malheureusement sa part de vérité : quand une communauté va bien, c’est que la société qui l’entoure va mal. Grace à l’action quotidienne des compagnes et compagnons, des bénévoles, de la générosité des donateurs et à la fidélité de notre clientèle, nous continuerons donc à faire notre part et un peu plus pour être dignes de la confiance que notre nom inspire.
Merci à tous. Les plus grands combats sont pour demain.